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Mercredi 16 février 2000

Avant d’arriver dans Cuzco, une vue superbe sur la vallée s’offre à nous, avec de magnifiques paysages qui semblent tenir les promesses du renom de la cité mythique. En tous les cas, ils placent déjà la barre très haut, gare à la déception si les engagements ne sont pas tenus ! Le terminal terrestre n’est même pas mentionné dans mon guide affirmant sans vergogne : « Il n’y a pas de terminus de bus centralisé, et les points de départ sont parfois éclatés. » Bon, il est vrai que dans l’édition suivante, cette erreur a été corrigée : « Il y a désormais un terminal centralisé »... Aurait-il donc poussé entre deux éditions, ce terminal ? Il n’a pourtant pas l’air vraiment neuf... Quoi qu’il en soit, je confirme qu’il existe bel et bien !

Je me dirige vers l’hôtel le moins cher mentionné. Situation, eau froide, chambre, tout concourt à ne pas attirer le touriste douillet dont j’essaie d’être un peu l’opposé : je prends ! J’en chercherai un autre plus tard. Pour le moment, je file tout droit mettre mes pas dans ceux des Indiens qui peuplèrent jadis les lieux, en commençant par chercher... l’office du tourisme ! Bien entendu, il ne se trouve pas à l’endroit indiqué sur le plan dans mon guide. Je replie les feuilles arrachées et les range dans ma poche pour essayer de me débrouiller par mes propres moyens. Visiblement, je ne peux pas trop lui en vouloir une fois de plus car, même en demandant à quatre personnes du coin (dont deux policiers en faction devant une église), il me faut vingt minutes pour me rendre compte qu’il est situé à une centaine de mètres derrière la place où il était indiqué.

Cuzco est une ville jolie, un décor agréable, une véritable ambiance indienne, du moins dans sa petite partie touristique et historique, car la cité s’étale sur plusieurs kilomètres. Il y a un aéroport un peu en dehors, et il m’a fallu vingt bonnes minutes à pied pour venir du terminal terrestre. Par contre, ça monte et ça descend : harassant à cette altitude de 3350 mètres. Je prends le forfait pour visiter seize sites répartis dans la ville et dans la vallée sacrée qui part de Pisac et s’étend jusqu’au pied du Machu Picchu distant d’un peu plus d’une centaine de kilomètres. C’est la vallée de l’Urubamba, du nom de la rivière qui coule dans ses entrailles. Je commence par ce que je peux déjà visiter ici : deux musées remplis de pièces diverses et intéressantes (peintures, objets incas, architecture, etc.) mais peu ou pas commentées, et uniquement en espagnol... Je pénètre également dans la cathédrale, les églises San Blas et la Compañía, dont la seule contemplation des façades baroques aurait suffi à ne pas me faire regretter d’être venu ici. Je me promène dans ces ruelles plus ou moins pentues bordées par des murs de pierres datant de l’époque inca. Après la prise de la ville, les Espagnols tentèrent de raser les constructions pour rebâtir dessus mais, apparemment, ne purent venir à bout de tout. Aussi ces fondations sont-elles assez rares. Je regrette de n’avoir pu aller jeter un œil de plus près dans l’église Santo Domingo qui a été élevée sur de telles ruines. Il y a également le fameux mur où l’on peut observer la pierre aux douze angles.

Aux abords de San Blas, durant une petite pause, je suis questionné par une sympathique Cusquenienne qui est très peu métissée. Elle m’explique qu’elle aime beaucoup cet endroit, et sourit malicieusement lorsque je suis abordé par une véritable Indienne en costume qui me montre comment elle fabrique les ceintures et les bandoulières qu’elle vend. Elle m’en propose une pour accrocher mon appareil photo, objet qu’elle a tout de suite vu pendu à mon cou, et dont elle connaît certainement très bien et l’usage et la valeur... Elle transporte un métier à tisser qu’elle coince entre ses pieds et ses cuisses, et d’un geste sûr fait progresser son ouvrage de quelques centimètres sous mes yeux. Allez, je vais céder et lui prendre une bandoulière ! Elle m’explique les différents modèles qu’elle confectionne ; je choisis celui où sont représentés un lama, un homme, un soleil et d’autres symboles forts de la culture inca. Bon, j’ai dit : « Uno ! », señorita, je ne vais pas commencer une collection...

Pour se rendre au Machu Picchu, on peut prendre le train. Enfin, quelque chose qui est sur des rails, qui ressemble vaguement à une grosse voiture et qui avance quand il ne déraille pas pour peu qu’on mette du charbon dans une chaudière... Je constate que la gare est à l’image du train : peu accueillante. Il y a pas mal de monde mais c’est fermé, il faut revenir plus tard. En gros, c’est le bordel, ce que semble décrire le guide. Alors je décide que je me rendrai d’abord à Ollantaytambo en bus, d'où j’essaierai d’attraper le train. En plus, ça me coûtera moins cher... Je me promène un peu dans le marché qui s’étale devant la gare et jusque vers la place principale. On y vend de tout : nourriture bien sûr, mais aussi vêtements, jouets, cassettes audio, etc. Je ne trouve rien d’autre de mieux que d’acheter un Monopoly avec les rues de Lima comme parcours. Pour moins d’un dollar, j’ai le plateau en carton plié en trois et deux petits sachets contenant les pions, les dés, les cartes et les billets. Souvenir original, non ? J’ai peur qu’un lecteur un peu sensé ne comprenne pas cet entrain... Ce jeu, entre autres, c’est un peu le casque de football qu’avait ramassé le cycliste français rencontré à Houston. Ça ne vaut pas grand chose, c’est un souvenir unique que n’aura pas monsieur tout le monde, c’est tout. Il vient de cet endroit-là, pas d’ailleurs ; il a une histoire, même toute petite, même insignifiante... D’autre part, trouver un tel jeu pour apprentis dirigeants capitalistes en culottes courtes dans un marché populaire de pays pauvre, ça donne un certain reflet des contradictions dont s’ornent notre monde, où se côtoient sans vergogne luxe et misère. Mais... dans le même genre, un touriste « aisé » – moi ! –, dans un tel lieu, ce n’est pas déjà un sacré décalage ?

En passant sur la Plaza de San Francisco, où je visite l’église du même nom, j’aperçois une file de gens qui attendent près d’un bâtiment officiel. Je suis intrigué, mais cette fois je ne pose pas la question au premier passant venu pour qu’il m’explique ce qui se passe...

Je progresse dans la ville, un peu trop sur mes gardes à cause de la description qu’en fait le guide : ce serait un véritable coupe-gorge. Je pense qu’il exagère, bien qu’on puisse toujours se réfugier derrière la sagesse qui veut que l’on ne se lasse jamais de prodiguer des mises en garde à son prochain. Mais la paranoïa me guette alors qu’il suffit, je pense, d’un peu de prudence pour que tout se passe bien. Surtout sur la place de la cathédrale, remplie de policiers. Peut-être faut-il être plus vigilant la nuit, et c’est vrai que je prends sans doute quelques risques ce soir en allant planter mon trépied sur un muret pour photographier la façade éclairée de la Compañía, mais je m’en sors sans aucun problème – après tout de même une petite pointe d’adrénaline en voyant un homme rôder dans mon dos. Je ne me suis jamais éloigné de mon équipement, j’ai regardé souvent dans les environs pour bien montrer que je savais où je me trouvais, et signifier par là que je ne me laisserais pas faire. Je pense que cet air impavide a suffi à décourager les éventuels malfaiteurs. Maintenant, si l’on m’avait réellement braqué avec un revolver ou mis un couteau sous la gorge, je n’aurais opposé aucune résistance : il y a aussi des agressions et des blessures mortelles dans cette ville comme il y en a à Paris, New York ou Marrakech...

J’ai rangé mon matériel lorsque je suis rejoint par un jeune curieux d’une douzaine d’années tout au plus qui commence à me poser des questions. Après que je lui aie expliqué que j’étais français, il s’exclame (en français dans le texte !) : « Ah ! la France : président Jacques Chirac ! » puis il ajoute aussitôt : « Champions du monde ! » Irait-il à l’école pour savoir tout ça ? Apparemment, non, car le petit futé m’explique (je ne sais plus trop dans quelle langue, à vrai dire) qu’il n’a plus de parents, qu’il s’est enfui, qu’il est dans la rue, etc., et finit par me demander une petite aide financière. Son histoire ne m’a pas franchement convaincu, mais il est très malin et m’a bien fait rire, alors je lui cède une petite pièce...

Jeudi 17 février 2000

Direction les ruines de Tambomachay, à quelques kilomètres au-dessus de Cuzco. Il pleuvote et ça me déprime. Le site, nommé aussi « Bain de l’Inca » parce que la source qui jaillit d’un mur et poursuit son chemin à travers les différentes terrasses serait sacrée, contient des alcôves, et nous nous retrouvons bientôt à quatre dans l’une d’elle en attendant la fin de l’averse : trois « purs » Indiens et moi-même ! Des cars et des minibus se succèdent, déversant des flots de touristes qui viennent passer cinq minutes sur le site (dix pour les moins chanceux qui pourraient entrevoir, avec le laps de temps supplémentaire, qu’il est vraiment dommage de ne pas rester plus longtemps...). « Trois petites photos et puis s’en vont ! » L’usine...

Je progresse difficilement vers ma prochaine étape car un petit crachin usant me force à m’abriter en chemin, dans une espèce de mini-hameau formé par quelques chaumines pauvrettes, sous un abri où je suis rejoins par une Indienne accompagnée de ses deux enfants. Elle porte deux ballots sur son dos : ce qui ressemble à des bottes d’oignons qu’elle s’en va certainement vendre en ville dans l’un d’eux, et, plus haut, à moitié recouvert par les légumes, son bébé enveloppé dans une deuxième couverture qu’elle a nouée autour de sa poitrine... L’autre bambin, tout dépenaillé, est en sandalettes ; ses pieds à l’air sont déformés, ressemblant à ce qu’on doit trouver sous les bandelettes d’une momie (c’est la première et malheureusement l’unique image qui me vient à l’esprit !). Comme j’avais commencé à grignoter des gâteaux pour le petit déjeuner, j’en propose à mes deux compagnons d’infortune, qu'ils les acceptent et dévorent sans dire un mot, sans un rictus. Je n’attends ni ne désire aucune reconnaissance d’eux, mais ne peux m’empêcher de remarquer qu’aucun ne m’a remercié. Je reste persuadé que cela signifie quelque chose. Ne suis-je pour eux qu’un descendant de ces maudits européens qui ont massacré leurs ancêtres, anéanti leur culture et pillé leurs biens ? Ou bien est-ce qu’ils n’ont pas l’habitude de remercier, trouvant cette « charité » naturelle, se considérant même trop bas pour croire que je serais touché par un sourire ?... En tous les cas, je ne puis me résoudre à penser que c’est ainsi qu’ils me remercient. J’ai vu dans la jungle que même chez les gens les plus éloignés de moi (culturellement parlant), le sourire avait la même valeur et la même force que chez les « civilisés »... Je repense alors à cette phrase lue dans mon guide : « C’est sans doute dans le sourire des peuples de cette Amérique métissée que vous trouverez un trésor plus fabuleux encore que les mines d’argent de Potosi ! » Certes, ils sourient et ils rient. Entre eux, oui, je les ai déjà vus faire, mais je ne suis pas certain que ce sourire soit adressé au touriste. Ce que je vois aujourd’hui, ce que j’éprouve actuellement, ce sont des gens dont la vie est dure, qui ont les traits burinés et les mains rugueuses, abîmées par le froid, le travail, et qui ne laissent pourtant rien paraître de cette souffrance endurée quotidiennement, de cette vie qui, pour nous, n’en serait pas une. Et pour eux non plus, certainement...

Nous avons terminé le paquet de biscuits, l’averse s’est calmée, alors je me dépêche de peur que ça ne recommence. Je décide de ne pas me rendre dans l’un des sites un peu en retrait et que le guide décrit comme peu intéressant (finalement, j’aurais peut-être dû y aller !) pour me diriger vers Sacsahuaman. J’aperçois le complexe inca de très loin car il est en contrebas. Je suis d’abord déçu, n’en voyant qu’une faible partie, mais, une fois arrivée à distance respectable, je découvre la magnifique et impressionnante forteresse, avec ses trois hautes et longues murailles faites de pierres taillées dont certaines sont immenses. Je ne résiste pas à l’envie de donner quelques chiffres (il paraît que ça fait savant...) : s’étalent, sur une longueur supérieure à cinq cents mètres, trois étages de mégalithes dont certains font sept mètres de haut et approchent les cent tonnes pour une hauteur totale de presque vingt mètres. On qualifie souvent le lieu en utilisant l’adjectif « cyclopéen ». C’est tout à fait compréhensible. Le ciel se dégage et la vue sur Cuzco permet de comprendre la situation de la ville, et surtout d’en apprécier l’étendue.

En redescendant, je croise des Indiennes avec leurs lamas. Dès qu’elles aperçoivent mon appareil photo, elles me proposent de leur tirer le portrait, ce que j’essaye donc de faire. Mais à peine ai-je décroché mon œil du viseur après la première pression sur le déclencheur qu’elles commencent à tendre la main en me lançant des : « Propina ! Propina ! » (Pourboire). Quoi propina ? Elles prennent la pause en me demandant de les photographier, et après elles me réclament de l’argent ? J’entame un autre paquet de gâteaux et leur en distribue quelques uns, mais je refuse de leur verser quoi que ce soit, non pas que cette action me paraisse déplacée envers ces gens totalement désargentés, mais c’est une question de « principe ». Il ne s’agit pas de la valeur de l’argent ; je suis consterné qu’elles se vendent ainsi à tous les touristes qu’elles rencontrent. Elles n’ont pas l’air contentes, mais je suis en fin de compte plus vexé qu’elles ! Et ce n’est pas fini ! Un peu plus bas, je photographie un lama attaché à une corde. Personne à côté, semble-t-il. Cependant, j’ai à peine déclenché que j’entends une voix crier : « Mi llama ! Mi llama ! » : c’est une Indienne qui me dit que c’est son lama à elle, et elle me réclame bien sûr des propina ! Décidément, ils font feu de tout bois pour récupérer un peu d’argent. Je comprends car ils sont pauvres, mais ça ressemble plus à une mauvaise habitude qu’à une manière de faire naturelle. En tous les cas, je suis prévenu, et dorénavant je ne photographierai plus les Indiens ainsi1...

Revenu en ville, je récupère mes affaires à l’hôtel et fonce pour attraper un minibus en partance pour Ollantaytambo, avant-dernière étape avant le Machu Picchu. Le voyage est très agréable et reposant. Je suis serein. Les paysages sont magnifiques, les couleurs éclatantes. Le ciel d’airain d’un bleu profond contraste avec les pâturages vert tendre et les terres ocres ; les montagnes grisonnantes qui nous entourent et les nuages blancs semblent avoir été créés pour s’harmoniser dans ce décor naturel d’une grande beauté. Ce sont de magnifiques photos, pas prises...

Le village a conservé son plan d’origine inca, avec quelques ruelles pavées et des porches trapézoïdaux. C’est peut-être le seul du pays dans ce cas. La place principale est animée. Je trouve un endroit bon marché pour dormir mais je suis prévenu qu’il ne faut pas compter avoir de l’eau chaude. C'était déjà le cas à Cuzco, alors une douche froide de plus ou de moins, surtout à deux ou trois mille mètres d’altitude... Je me rends à la gare pour obtenir des informations sur le train qui passe demain pour Aguascalientes, ultime étape avant le Machu Picchu !

Vendredi 18 février 2000

Après une douche glacée (de celle qui achève de réveiller le plus endormi des voyageurs), et un petit déjeuner sucré, je découvre les ruines du village, l’attraction culturelle des environs. La forteresse est construite sur le flanc d’une colline extrêmement pentue. Je souffre en montant les escaliers à pic bien que j’aie certainement évolué à des altitudes plus élevées. Le décor environnant est splendide. La vue se perd aussi bien dans des sommets enneigés en direction du Machu Picchu, que vers le fond de la vallée, dans la direction opposée.

On retrouve les mêmes éléments caractéristiques des constructions incas : portes et entrées trapézoïdales, pierres polies énormes qui s’encastrent les unes dans les autres sans jour, systèmes d’irrigation complexes avec bains aménagés, etc. De nouveau, et même peut-être plus que pour le site de Sacsahuaman, on ne parvient pas à imaginer comment ces énormes rochers ont pu être acheminés là. Il a certainement fallu que des centaines d’hommes travaillent avec acharnement, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mort sans doute, pour mener à leur terme ces projets « incaesques » ! Tandis que Sacsahuaman est situé sur un grand plateau « ouvert », nous sommes ici coincés dans une espèce de gorge étroite, sur le flanc d’une colline qui doit former un angle supérieur à 45° avec l’horizontal dans sa partie la plus élevée...

Je croise un homme en train de déambuler dans les lieux lui aussi. Il m’explique que cet endroit magnifique, qu’il a découvert hier et dans lequel il revient aujourd’hui, est pour lui tout aussi fascinant que d’autres grands lieux de la culture inca, et, en tous les cas, bien plus intéressant que l’actuelle capitale elle-même. Il vient du Machu Picchu qui l’a laissé moins sans voix que le site où nous nous trouvons. Ces propos apportent un peu d’eau à mon moulin, confirmant que les endroits les plus connus ne sont pas forcément les plus intéressants... Un peu plus tard dans ces ruines, un groupe d’Indiens dans leur costume traditionnel coloré, voyant mon appareil photo autour du cou, le montre du doigt en me proposant de prendre quelques images d’elles. Maintenant que je sais comment cela va se terminer, je décline l’invitation...

En tout début d’après-midi, je me rends à la gare avec mon sac pour retirer un billet pour Aguascalientes. J’ai beau arriver trois bons quarts d’heure avant l’ouverture des guichets (du guichet, pardon), je me retrouve à faire la queue derrière une vingtaine de personnes ! Finalement, j’accède aux quais (au quai, pardon) après une heure et demie, et il faudra encore patienter car la « SNCP » (... péruvienne) est aussi ponctuelle que son homologue française... Durant tout le temps que dure cette attente guère passionnante, je peux observer les restauratrices ambulantes qui viennent s’installer à l’entrée de la gare, posant sur leur table quelques produits (bananes par exemple) et le barbecue dans lequel elles font griller, entre autres, des épis de maïs qui rencontrent un franc succès auprès des locaux et des touristes.

Le trajet est assez peu intéressant. Je me retrouve assis au beau milieu d’une ribambelle de routards occidentaux. J’ai une nouvelle crise de paranoïa à cause du guide qui décrit le parcours comme s’il s’agissait d’un voyage au bout de l’enfer. Il paraît qu’en arrivant à la gare, on coupe les lumières, et c’est à ce moment que les voleurs en profitent pour commettre leurs méfaits. Oui, mais... on est encore en plein jour, alors qu’ils éteignent ou non des lumières pas encore allumées... Par contre, il tombe des cordes et la nuit tombe vite dès que nous atteignons notre ultime étape. Le village est très différent de ce que j’avais imaginé avec la description du guide. Cette fois, il ne s’agit pas du livre, c’est un problème personnel. Je vois toujours des endroits plus ou moins merveilleux lorsque je lis les descriptions, mais la réalité est souvent fort éloignée des images nées dans mon esprit. Ne serait-ce tout simplement pas ce que l’on nomme imagination ?...

Je me laisse guider par un jeune enfant qui m’entraîne, avec quelques uns de mes camarades de voyage, dans un hôtel bon marché. La pluie redouble d’intensité et je n’ai pas envie de passer ce déluge dehors en cherchant un toit pour la nuit. À l’arrivée, nous ne sommes plus que deux prétendants et nous décidons de nous regrouper pour louer une chambre (l’union, en plus de faire la force, fait baisser les prix...). C’est la basse saison et l’hôtel est presque vide, ce qui explique que l’on soit venu nous « rabattre » depuis la gare située à cinq bonnes minutes de marche, alors qu’il y avait probablement une douzaine d’autres endroits pour passer la nuit sur notre route...

Mon futur compagnon de chambrée mène les négociations en espagnol, et une fois un prix raisonnable fixé, nous nous installons. Il est franco-anglais, maniant donc très bien ces deux langues en plus de l’espagnol. Arrivé en Argentine avec un vélo, il s’est fixé pour objectif de remonter les deux Amériques jusqu’au Canada, et profite d’un arrêt à Cuzco, où il a laissé sa bicyclette, pour faire une virée au Machu Picchu. Cette rencontre est très agréable car nous pouvons échanger quelques expériences. Ainsi, je peux admirer son organisation, notamment pour la nourriture. Il utilise un mini réchaud à essence qui lui permet de faire cuire ses aliments en toute sécurité. Pas de problème de bouteille de gaz à changer, on trouve de son combustible partout dans le monde ! Il partage avec moi quelques tomates achetées au marché et que nous accompagnons de mayonnaise en pot et de pain de mie : c’est simple, bon, rapide et efficace pour caler un petit creux ! Mais il nous faut manger quelque chose de plus consistant. Nous sortons dans les rues encore mouillées, bien que la pluie ait cessé. Lui se contente d’un casse-croûte, moi je pars à la recherche d’une gargote car mes trois repas à Nazca composés exclusivement de riz, et les médicaments que j’ai avalés, ont fait effet : je crois que maintenant je suis constipé...

Nous nous couchons tôt car Marc m’informe qu’il a donné rendez-vous à deux touristes, demain matin à six heures moins le quart, pour faire l’ascension jusqu’au Machu Picchu à pied, et m’invite à me joindre à eux si cela me tente. Et comment !

Samedi 19 février 2000

Lever aux aurores à cinq heures et quart et départ à six derrière la gare avec nos deux nouveaux compagnons, deux Italiens d’une trentaine d’années. Le trajet est d’abord agréable puisque nous descendons un petit chemin longeant un fougueux torrent mais... après une demi-heure, nous arrivons au bas de la falaise qu’il va nous falloir gravir. C’est parti pour une bonne heure de grimpette d’un escalier aux marches parfois un peu hautes. Je souffle. Je souffre ! Malgré une bonne prise de broncho-dilatateur pour lutter contre les méfaits de l’asthme, je suis obligé de faire de fréquentes pauses à cette altitude. Je ne suis pas le seul à avoir des problèmes : un des deux Italiens souffre avec moi, mais lui ça ne l’empêchera pas de griller plusieurs cigarettes une fois arrivé là-haut ! Nos compagnons attendent très patiemment ces deux fardeaux qui halètent et ahanent comme des animaux et les ralentissent dans leur progression.

Il ne fait pas froid, surtout que l’effort intense nous réchauffe. La brume nous accompagne, et parfois aussi une petite bruine qui rend le chemin glissant par endroits. Bientôt, enfin, nous touchons au but. Il est presque huit heures, le site vient à peine d’ouvrir et pourtant, que de monde déjà ! Nous nous acquittons des dix dollars exigés à l’entrée. Je me rappelle ma discussion avec le Suisse rencontré hier dans les ruines d’Ollantaytambo. Il m’expliquait qu’ici même, dans ce lieu souvent recouvert le matin par une épaisse brume comme c’est le cas aujourd’hui, il avait rencontré deux randonneurs achevant le Chemin de l’Inca (un chemin reliant Cuzco au célèbre site et que les nombreuses agences touristiques de la région proposent aux touristes : quelques jours à marcher à flanc de colline ou dans la forêt en montagne et à dormir sous la tente le soir, dans une atmosphère plutôt humide en cette saison...), qui lui demandèrent s’ils étaient encore loin de la cité mythique alors qu’ils la foulaient des pieds depuis cinq bonnes minutes. On comprend pourquoi, perchée au sommet d’une montagne et invisible du fond de la vallée, la découverte de cette forteresse véritablement inexpugnable n’ait eu lieu qu’en 1911 et tout à fait par hasard par l’archéologue américain Bingham. Pour l’instant nous ne voyons pas à plus d’une centaine de mètres. Nous nous promenons sur les hauteurs de la cité d’où nous devinons déjà que la vue est prometteuse. En attendant que le site soit complètement dégagé, nous faisons une promenade vers un endroit appelé Pont de l’Inca, consistant en les ruines d’un passage à flanc de montagne qui permettait autrefois de la contourner.

Revenu à l’endroit d’où nous aurons la vue classique sur la ville, celle des photos d’albums et des cartes postales, nous devons nous contenter pour l’instant de laisser à notre mémoire le soin de reconstituer les parties encore cachées par la brume et les nuages qui s’élèvent très lentement, découvrant peu à peu le site. (Seraient-ils plus paresseux que les visiteurs, ces nuages, pas encore levés à neuf heures et demie ? Serait-ce nous qui les avons réveillés et les faisons fuir ? Et si le site était fermé à la foule, la brume paresserait-elle toute la journée ici ?) Chacun prépare son appareil photos, je déplie mon mini trépied que je plante au bord de la falaise, et nous patientons encore un bon moment avant l’apothéose. C’est superbe, bien sûr. Mais... c’est exactement comme nous l’avions déjà vu maintes fois, et cela enlève tout de même pas mal de charme ! Je joue le guide pour mes trois compagnons en lisant les explications de mon bouquin, relativement complet puisqu’il nous permet de visiter l’ensemble des ruines.

Vers midi, nous avons terminé notre découverte. Les Italiens vont rester ici pour monter sur le Huayna Picchu, ce piton énorme qui se dresse derrière la cité et du haut duquel la vue doit être encore plus impressionnante. Cependant, l’ascension, en plus d’être dangereuse (il paraît qu’il faut signer un papier avant d’y aller pour dégager les exploitants de toute responsabilité en cas de problème...), et certainement très éprouvante (sans doute plus que celle de ce matin !), m’obligerait à dormir encore à Aguascalientes ce soir car les trains pour le retour sont peu nombreux dans l’après-midi, alors que je veux être à Pisac demain matin à la première heure. Et surtout, il pluvine et le temps ne semble pas vouloir s’arranger : allez, c’est décidé, je reviendrai un jour où il fera beau pour grimper tout là-haut...

Marc et moi nous séparons de nos deux compagnons d’échappée et nous dirigeons vers la sortie. Pour revenir, petite hésitation : prendre un des bus qui relient le Machu Picchu au village ? Pas longtemps, car Marc se renseigne sur les prix : quinze soles (la monnaie péruvienne) par personne, soit plus de quatre dollars ! Allez, hop ! c’est à pied et en courant que nous allons dévaler les marches pour notre retour. Ça va vraiment plus vite ! Ca glisse, il pleut, je sue comme un bœuf, mais nous n’avons pas le choix car le prochain train part bientôt. Nous sommes en bas en vingt minutes ! Parfois, je ralentis car je trouve que je vais trop vite et c’est tout de même dangereux, une chute pouvant se révéler catastrophique. C’est alors que je me fais doubler par des jeunes porteurs indiens qui filent encore plus vite avec de gros sacs à dos sur leurs épaules. Ils doivent certainement descendre les affaires des randonneurs du Chemin de l’Inca qui s’apprêtent à rentrer maintenant par le train. Ou alors ce sont des voleurs ! Pour notre part, nous marchons encore vingt-cinq minutes pour arriver dans la gare. (Le retour aura duré en tout trois quarts d’heure, soit deux fois moins qu’à l’aller...)

Elle est très animée : à l’heure où nous sommes partis, tout était fermé, il n’y avait pas âme errante dans le village. Maintenant, c’est une véritable fourmilière. Mais notre périple à nous n’est pas encore terminé car nous n’avons pas de billet et nos sacs sont restés dans l’hôtel ; nous nous répartissons les tâches : Marc va chercher les affaires car ça grimpe jusqu’à l’hôtel, et si c’est moi qui y vais, je mettrais une bonne demi-heure ! Je m’occupe de trouver deux billets pour le prochain départ. Je parviens à localiser les bureaux de vente, un peu en retrait du quai. Une chance : il n’y a pas de queue ! Nous nous retrouvons assez facilement et profitons de l’éternel retard du train pour nous restaurer sur le pouce.

Une fois à bord, je m’installe contre la fenêtre tandis que le wagon se remplit petit à petit. En face de nous, des jeunes Indiens habillés en jean et sweat-shirt, et entre mes jambes... un Indien plus jeune d’une quinzaine d’années qui n’a pas trouvé de place dans l’allée centrale et trouve plus confortable de s’appuyer contre la fenêtre ! Je fais donc une bonne partie du voyage avec cette excroissance plantaire dont je me passerais bien, mais je n’ose pas le chasser, même si j’ai peur qu’il finisse par prendre racine. Marc, à côté de moi, est tordu de rire, tandis que les deux jeunes locaux assis en face ont un petit sourire de compassion...

C’est à Ollantaytambo que nos chemins se séparent, et je salue mon compagnon de voyage franco-britannique en lui souhaitant bonne chance pour la suite de son périple sportif. En me dirigeant vers la place du village, j’échange quelques mots avec un couple de Français que je retrouverai dès ce soir à Pisac, ma prochaine étape.

Ce village n’est pas très loin d’Ollantaytambo. Je m’y rends grâce à un minibus en une heure environ. C’est très calme également, peu de touristes dans les rues ce soir. Je parviens à trouver facilement une chambre pour la nuit. Je croise de nouveau le couple parlant français rencontré dans l’après-midi. Je vais faire quelques courses dans une supérette, mettant aussitôt en application ce que m’a inspiré Marc hier : j’achète une boîte de thon, quelques tomates, un fruit, un paquet de gâteaux et un peu de pain pour me faire un casse-croûte. Je suis surpris de trouver une balance électronique pour peser les fruits, aussi moderne que celles que l’on a dans nos magasins, et une caisse enregistreuse flambant neuve, avec écran à cristaux liquides dernier cri. Bon, la facture est faite sur un bout de papier au stylo, mais c’est déjà pas mal !

Je m’installe sur la place principale du village ; je cherche désespérément mon ouvre-boîtes. Aïe ! Je crains de l’avoir oublié... en France ! La boîte ne s’ouvre pas avec une languette. Je vais me résigner à ouvrir ma conserve avec mon couteau suisse, mais ce n’est pas évident avec un outil à cinq euros qui n’est pas prévu pour ça. J’arrive, tant bien que mal, à libérer les miettes de thon et commence mon festin. Un bambin vient me tourner autour. Je lui donne un petit bout de pain et lui dit d’aller voir ailleurs si j’y suis car j’aimerais manger en paix. Et puis un marmot, j’en ai eu un entre les jambes pendant une heure et demie cet après-midi ! Mais celui-là revient à la charge, tend sa main, prend une mine terrible, comme s’il n’avait pas mangé depuis trois jours. Ah ! si je connaissais tes parents...

Dimanche 20 février 2000

Si j’ai tenu à être présent ici dès le matin, c’est parce que Pisac, tous les dimanches, est le lieu d’un grand marché où les Indiens viennent des environs pour vendre leurs produits. Je découvre, comme l’écrit si justement le guide, que le marché est de nos jours très peu authentique. La plupart des promeneurs sont des touristes et il y a beaucoup de vendeurs de souvenirs, dont la plupart se sont mis à l’anglais. Enfin, surtout pour les prix... Je rencontre une nouvelle fois Lucia, qui m’explique qu’elle est chilienne – mais elle parle très bien français –, habite Santiago et passe quelques jours de vacances au Pérou. Santiago ? Le Chili ? Mais c’est ma destination finale et, dès que je lui dis, elle m’invite à la contacter quand je serai là-bas, me donnant ses coordonnées, adresse et numéro de téléphone. Je n’y manquerai pas. En attendant, je quitte le marché pour aller visiter les ruines situées un peu plus haut sur la colline.

Un taxi, que je prends avec trois autres personnes d’origine péruvienne, m’y amène. Les ruines sont assez étendues et intéressantes, un peu moins que celles de Sacsahuaman ou d’Ollantaytambo, la vue sur la vallée étant en elle-même une chose suffisante pour satisfaire ma soif de grands espaces. Par contre, au beau milieu de l’ancienne cité, je croise Sandra, l’une des séduisantes Suissesses rencontrées dans le bus en quittant Baños pour Cuyabeno. Que le monde est petit ! (C’est probablement l’une des expressions toutes faites dont on peut le plus facilement éprouver la véracité en voyage...) Nous discutons cinq minutes, prenant des nouvelles, mais rien ne ressort vraiment de cette trop brève rencontre fortuite... Tout ça me rappelle la rencontre de cette pharmacienne tchèque à Cesky-Budejovice : simple hasard ? Force du Destin ? En tous les cas, c’est impressionnant...

Redescendu au village par mes propres moyens, je ne m’attarde pas trop pour prendre un minibus vers Cuzco d’où je compte partir pour le lac Titicaca. Je n’ai passé qu’une dizaine de jours dans ce pays, soit cinq de moins que le minimum prévu dans mon « planning », mais j’ai déjà hâte de découvrir la Bolivie que j’imagine différente. Ah ! Imagination ! Quand tu nous joues des tours...

À Cuzco, je suis victime d’une tentative de charme d’une femme travaillant pour... une compagnie de bus : avant même d’avoir pénétré à l’intérieur du terminal, les rabatteurs étaient dehors à attendre leur prochain passager potentiel. À peine arrivé, ils lancent les noms des destinations de leurs prochains départs : « Lima ? », « Arequipa ? », « Ica ? », ... Dès que j’ai lâché « Copacabana », ça y’est, on m’invite ! Je demande combien, tout en continuant à avancer, et en discutant un peu, le tarif s’adoucit. J’accepte, comme ça je n’aurai pas à chercher une fois à l’intérieur. Car dans le grand hall rempli des passagers qui attendent leur départ, c’est aussi la guerre entre les compagnies. Imaginez un aéroport où, derrière leur comptoir, les agents de chaque compagnie aérienne seraient en train de crier à tue-tête les destinations de leurs prochains vols ! Quelle cohue, quelle cacophonie ! Dans le bus, je m’aperçois que j’ai déjà rencontré un homme qui était dans la file d’attente à la gare d’Ollantaytambo puis dans le train, et prenait des photos au Machu Picchu le lendemain à côté de moi. Il semblerait que nous ayons plus ou moins le même itinéraire...



1 J’ai parlé de « principe » un peu plus haut. Qu’on ne s’y méprenne pas : lorsque à lieu cette mésaventure, j’ai bien conscience du « décalage » financier qui existe entre ces indiennes et moi, et quand j’affirme que je suis plus vexé qu’elles en fin de compte, il ne s’agit pas d’un simple effet, je ressens une gêne réelle...

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