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Vendredi 28 janvier 2000

Ce matin, la pluie s’abat sur la ville dès que je sors de l’hôtel avec mes bagages pour aller prendre mon premier bus extra-urbain d’Amérique du Sud. Les jours précédents, il n’avait plu que vers la fin de l’après-midi, alors qu’aujourd’hui les grosses gouttes ont fait leur apparition dès dix heures : Quito veut-elle me retenir ? (« Reste ! Tu vois bien qu’il pleut, ne pars pas tout de suite... ») Ou au contraire veut-elle m’encourager à quitter les lieux sans tarder ? (« Allez, va-t-en ! Il pleut encore, ce n’est pas agréable, le temps sera probablement plus beau ailleurs... ») Quoi qu’il en soit, j’avais décidé dès hier de lever le camp, donc...

Sur les conseils de mon guide avisé, je monte dans le trolley avec la ferme intention de n’en descendre qu’une fois arrivé au terminus, qui doit se trouver à une centaine de mètres du terminal terrestre (la gare routière), avec les désagréables complications que cela a entraînées et que j’ai décrites dans le chapitre « Le guide »... C’est un jeune militaire qui m’aide à trouver la gare où il se rend également. Durant notre attente, nous esquissons une ébauche de communication dans sa langue natale. Nous échangeons également quelques gâteaux secs, morceaux de brioches et autres « patienteries » que des tas de petites boutiques vendent dans ce genre d’endroit. Au niveau – 1, où l’on prend les tickets et d’où l’on accède au bus, j’achète mon billet à l’une des nombreuses compagnies desservant le petit village nommé Baños. Ce n’est pas très loin si l’on compte en kilomètres. Par contre, en bus... il faut bien deux à trois heures de voyage !

Nous embarquons bientôt dans ce qui ressemble plutôt à une épave de vieux cargo rouillé ; mais cette chose part quasiment à l’heure, ce qui ne manque pas de me surprendre. Peut-être est-ce tout simplement une erreur de la part du chauffeur qui se rattrape bien en chemin. Le démarrage est lent, très lent. Le bus, encore loin d’être complet, glane des passagers qui semblent l’attendre ici ou là, et le conducteur ne fait aucune difficulté pour s’arrêter, bien au contraire : ce sont des clients ! J’ai l’impression qu’il va ainsi faire le tour de la ville, mais peu à peu nous grimpons jusqu’à nous retrouver sur les hauteurs de l’une des collines qui domine la capitale. Le spectacle pourrait être cent fois plus extraordinaire pour les yeux si le ciel n’était pas tout gris, rempli de gros nuages assez peu offensifs qui se contentent encore pour l’instant de ne déverser que quelques gouttes par intermittence. Je m’aperçois très rapidement d’un oubli du guide concernant un élément important pour le voyage en bus, malgré son long développement sur ce moyen de transport dont il vante tous les désagréments. Je suis à l’avant, du côté droit, et je respire à pleins poumons les gaz d’échappement provenant du tuyau orienté vers le haut près de la porte... Désormais je le saurai, et la prochaine fois que je verrai un tuyau placé à cet endroit, j’éviterai de me mettre à cette place.

Environ un quart d’heure après le départ, nous sommes encore dans les faubourgs de Quito, le bus est presque rempli et c’est à peu près à ce moment qu’un homme, monté depuis peu, s’installe dans l’allée centrale et prend la parole pour s’adresser aux voyageurs. Il est plutôt bien vêtu, costume cravate sombre et attaché-case. Comme je ne comprends pas ce qu’il dit, je ne lui prête d’abord pas trop d’attention, préférant regarder au-dehors ces paysages tant de fois rêvés. Mais bientôt je reconnais certains mots comme cancer, kyste, préservatif ou examen rectal. Je commence à l’écouter plus attentivement. L’homme accompagne son discours de planches illustrées qu’il nous montre. Il n’en faut pas plus pour que je conclue, et salue au passage, ce qui ressemble à une initiative du ministère de la santé ou d’une quelconque ONG auprès de la population en matière de prévention sur les risques liés à des maladies ou des comportements dangereux. C’est alors qu’il se met à parler de plantes, me laissant un peu perplexe sur les méthodes employées pour guérir les malades, et finit par sortir de sa mallette... des petits flacons de gélules qu’il se propose d’offrir gracieusement à tout le monde ! Enfin, gracieusement contre vingt mille sucres si vous les gardez... Les premières minutes suivant la distribution, je suis resté éberlué et je n’ai pas pensé un seul instant que le marabout aurait un quelconque succès auprès des autres passagers qui l’avaient néanmoins écouté avec attention (ce qui avait contribué à me faire penser que le charlatan était un bonhomme respectable...). Mais très rapidement je le vois commencer à récolter quelques billets et quelques pièces de-ci de-là... En fait, j’hésite même à lui acheter un peu de sa potion magique, moi aussi à cette espèce de médicastre, car la curiosité me démange ; j’ai envie de voir de quoi ça a l’air mais une certaine vanité d’occidental cartésien me retient. Le sorcier finira par descendre alors que nous quittons les faubourgs de la ville, pour s’en aller conquérir d’autres marchés sans doute, dans d’autres bus remplis d’autres passagers prêts à s’en laisser accroire et essayer la médecine « locale » du thaumaturge. Sans doute n’ont-ils pas les moyens de se payer les derniers raffinements de la pharmacie moderne. La tradition ou les recettes de grands-mères doivent avoir encore un franc succès dans ces pays. Il est vrai que les laboratoires fabriquant des médicaments ne font pas grand chose pour les pauvres et donnent rarement dans l’humanitaire...

Au bout d’une heure et demie de voyage, crevaison. Tout le monde descend pour uriner ou se dégourdir les jambes tandis que le conducteur, aidé de quelques acolytes, change la roue. Enfin bref, on s’arrange. Au bout de deux heures, on cale et le moteur refuse de repartir. On soulève le capot situé derrière le siège du chauffeur, on tape un peu et ça repart. Enfin bref, on s’arrange... Voilà, le décor est planté. Il me suffit de préciser que nous avons emprunté un bout de la meilleure route du pays (meilleure car goudronnée...) pour laisser imaginer ce que sont les voyages en bus en Amérique du Sud. Ça change des États-Unis. Ce que j’entends par là, c’est que c’est plus vivant ! Arrivé à Baños en fin d’après-midi, je découvre une ville déserte quand mon guide me l’avait décrite comme ressemblant un peu à Paris en plein mois d’août. Je croise un couple de touristes à qui je demande mon chemin, comptant me rendre dans un hôtel conseillé par le bouquin, mais ces derniers me recommandent plutôt le petit hôtel d’où ils viennent. Je m’y rends : la chambre est toute neuve, carrelage, peinture, salle de bain, un vrai confort ! Je constaterai qu’il y a l’eau chaude, sans supplément de prix, et que la nuit coûte cinquante mille sucres... l’équivalent de deux dollars !! Le patron est un type assez grand, aux cheveux bruns bouclés et aux yeux clairs, bref, ce n’est pas l’Indien typique de la sierra. Les rues sont tellement calmes que je commence à m’embêter dès le premier jour. Je pars visiter la petite bourgade qui tire son nom d’une chute d’eau dont les abords ont été aménagés en piscine (baños veut dire « bains » en espagnol). La ville est entourée de hautes montagnes au loin et de petits sommets plus proches, et j’imagine déjà la vue magnifique que l’on doit avoir de tout là-haut, surtout qu’on peut, paraît-il, monter facilement dans les environs. Pour le moment, je tue un peu le temps en m’approchant de l’église au style assez particulier, toute en briques grises (et non pas noires, comme l’écrit le mastodonte de la bêtise touristique qui me sert de guide...). Et puis la décoration intérieure est assez intéressante, mais personnellement je n’irai certainement pas jusqu’à dire, en parlant des tableaux, que « chaque scène est empreinte d’un réalisme béat d’une grande intensité ». Un « réalisme béat d’une grande intensité »... Les enquêteurs seraient-ils non-voyants ?

Le temps est couvert, il pleut à petites gouttes, je retourne dans ma chambre à l’hôtel. Je m’allonge sur le lit ; j’ai un coup de blues car je m’aperçois que ce pays n’est en rien ce que j’avais cru entrevoir en lisant les descriptions du guide. Et je pense que ce ne sera pas mieux au Pérou et en Bolivie... Les villes sont sales, archaïques, je vois la pauvreté présente dans les moindres actions de la vie quotidienne... De plus, saison des pluies oblige, le temps se distingue par son inclémence : il fait gris et il pleut presque tous les jours. Je ne fais finalement que pénétrer un peu plus la réalité du sous-continent Misère...

Avant de dîner, je vais m’enquérir de ce pour quoi je suis venu ici (outre le spectacle visuel) : la forêt vierge n’est pas loin, et il y aurait une très bonne agence qui organise des expéditions dans l’Amazonie. Beaucoup de « voyagistes » locaux proposent des excursions dans la forêt vierge, l’ascension de l’un des nombreux sommets des Andes, dont plusieurs volcans toujours en activité, et d’autres promenades dans les environs plus ou moins proches, à tous les prix et pour tous les goûts. Je rencontre le représentant de l’agence de Baños, un sympathique jeune homme qui a dû faire bien des efforts pour apprendre quelques mots de français, même si finalement c’est en anglais que nous traiterons affaires. Je suis intéressé par une incursion de deux jours dans la forêt, mais je comprends vite que mon interlocuteur est, lui, plus enthousiasmé par une expédition plus longue de quatre ou cinq jours dont il me vante tous les mérites ! Il me montre un classeur contenant les descriptifs de ses voyages. Je suis conquis par le bonhomme toujours souriant, mais je ne le suis pas encore par l’exploration qu’il me propose et dont le prochain départ a lieu dans deux jours de... Quito : dire que j’en viens ! Je vais me donner quelques heures de réflexion et je repasserai le voir demain. Je m’enquiers également auprès de cet interlocuteur probablement bien renseigné d’une tout autre question qui me préoccupe néanmoins : il s’agit du paludisme. Pas dans la forêt vierge, mais ici même. Je sais que l’altitude et les villes ne sont pas les lieux préférés des moustiques vecteurs de la maladie, mais je ne peux négliger ce point. Bon, je suis rassuré en quittant la petite agence, je ne crains rien ici...

Il se trouve un petit resto très accueillant en face de l’agence Rain Forest Tour dont je sors, et qui m’a l’air tout à fait apte à remplir un estomac affamé. Je vais y dévorer un succulent « bistec » – en fait plutôt du veau pané – accompagné de quelques crudités froides et de riz chaud, le tout proposé dans la même assiette. C’est vraiment délicieux, même si je me souviens de ces conseils, maintes fois lus dans des guides de voyage ou sur les plaquettes de prévention à destination des voyageurs, recommandant de ne jamais consommer de crudités en raison du risque élevé de turista... C’est pourquoi, si je me risque à manger une rondelle de tomate ou deux (c’est un supplice car j’adore ça) et un peu d’oignon, je m’empresse d’enfouir tout ça sous de pleines fourchetées de riz. Au cas où ça dégénérerait...

Samedi 29 janvier 2000

Je vais profiter du beau temps pour effectuer cette « belle balade » dans les montagnes environnantes à laquelle me convie le guide de voyage. Apparemment, le chemin en est tout tracé : après avoir franchi un pont suspendu (du genre de ceux que les aventuriers empruntent dans les films : des cordages tendus entre les deux côtés, quelques planches pour le tablier, un léger mouvement de tangage et de roulis...), il suffit de « suivre les flèches » pour revenir par un autre pont après quelques « beaux paysages et passage près des villages Indiens ». Où, une balade ? Près de trois heures trente de marche en tout, dont une grande partie de grimpette à une altitude élevée dans ce qui ressemble plus au maquis corse qu’à un sous-bois de région parisienne ! Des villages Indiens ? Une ou deux maisons bien en retrait tout au plus, et pour unique rencontre un vieil Indien parlant un dialecte local incompréhensible – ce qui ne m’a pas empêché d’acquiescer plusieurs fois à ses propos ! Quant aux flèches à suivre, il n’y en avait pas plus que dans la salle de rédaction du guide... Cependant, c’était tout de même une bien belle (et surtout bonne) promenade, durant laquelle j’ai découvert des spectacles grandioses, comme ces gorges naturelles composées de falaises à pic au bord desquelles étaient construites quelques maisons de la ville, et qui accueillaient un torrent en leur centre. Seules, elles m’auraient paru gigantesques, mais entourées par les cimes des montagnes altières environnantes, leur taille était rendue moins impressionnante.

Après un repas sommaire avalé rapidement ce midi, je pars faire l’ascension des parois qui entourent la ville, en commençant par le mirador dit Bella Vista. Après une terrible escalade (toujours l’altitude), j’ai droit, comme le nom du lieu le promettait, à une « belle vue » sur l’ensemble du village et sur les montagnes. Je m’aperçois qu’une route monte depuis le village ; je l’emprunte pour redescendre calmement, ayant assez crapahuté pour la journée. Je me rends directement à l’agence que j’ai contactée hier et me décide pour faire l’excursion de cinq jours. Il m’en coûtera cent soixante-quinze dollars. Le jeune m’explique comment cela va se passer. Le départ se fait de Quito ! Je dois m’y rendre demain soir pour prendre un bus en direction de Lago Agrio, arrière-base pour accéder au parc naturel de Cuyabeno dans lequel nous dormirons quatre nuits. Notre accompagnatrice sera une jeune femme parlant français que je rejoindrai dès demain à Quito. Ainsi, tout a l’air bien organisé ; je n’ai plus qu’à attendre le départ demain. Avec impatience bien sûr ! Je retourne dans le restaurant déjà fréquenté hier, un peu en retrait de la rue principale et de sa maigre agitation. Ici, c’est encore plus calme, cependant mes excursions de la journée m’ont fatigué alors je ne m’en plains pas. Je déguste d’excellentes « spaghettis bolonaises » qui n'en ont que le nom...

Cette nuit est agitée car les occupants de la chambre en face dans le couloir font un raffut terrible ! Je dois aller frapper à la porte pour leur demander de baisser un peu le bruit de leur musique et de leurs cris...

Dimanche 30 janvier 2000

J’ai rendu ma clé et le patron a accepté de garder mon sac jusqu’à ce soir. Un petit bonhomme d’une douzaine d’années, sans doute le fils ou le neveu du gérant, travaille dans l’hôtel. Très serviable et très gentil, je l’ai vu plusieurs fois interrompre la partie de football qu’il disputait avec ses camarades dans la rue pour venir faire une besogne dans l’hôtel à la demande de ses « patrons ». Triste sort, triste vie. À moins que ce ne soit là une chance pour lui d’avoir un jour un bon travail...

Un chemin de croix mène à la Vierge de Santa Agua, en haut d’une colline très pentue derrière le village. C’est la folie que je vais m’offrir aujourd’hui et, jour du Seigneur oblige, le pèlerinage que vont se forcer à accomplir un certain nombre d’autochtones. C’est une autre facette de l’Amérique du Sud que je découvre : le poids de la religion. Les multiples splendeurs baroques dédiées à Dieu et édifiées dans cette partie du monde sont une des conséquences de la colonisation espagnole. Les millions de descendants des Indiens convertis, de gré et souvent de force, par les colons, ont conservé cette ferveur religieuse souvent teintée de pratiques ancestrales. Ainsi en chemin, un peu en contrebas et en dehors de la ville (je crois que c’était dans un cimetière), je suis témoin d’une scène prouvant que rituels et traditions ne sont pas tout à fait morts. Il y a un homme accroupi, la tête baissée, et derrière lui une femme en train d’exécuter une sorte d’incantation à l’aide d’une branche qu’elle lui passe dans le dos sans le toucher, semblant pratiquer cette médecine où les Dieux tutélaires et les Esprits n’ont pas encore été remplacés par des pilules et des potions.

Arrivé au but que je m’étais fixé, je décide de m’arrêter bien que le chemin continue vers le haut. Mais des bruits sourds, comme des détonations, attirent mon attention et celle des compagnons avec qui j’ai gravi la colline. Derrière elle, que nous apercevons à peine, se trouve le Tungurahua, l’un des cinq ou six volcans de la chaîne andine traversant l’Équateur. Celui-là est encore en activité, et une éruption semble se préparer, nous voyons un peu de fumée s’échapper... Bon, eh bien, je ne vais pas aller plus loin, maintenant c’est sûr !

C’est dans le village que je passe l’après-midi à attendre, en me reposant, les cinq heures qui sonneront le départ. Je serai à Quito à neuf heures au plus tard et je pourrai prendre un petit repas avant de rencontrer Sonia pour partir vers l’Amazonie. Avant de prendre le bus, je vais récupérer mes affaires à l’hôtel. J’en profite pour remercier le jeune garçon très efficace, lui donnant un billet de vingt-cinq mille sucres (un dollar) en guise de « pourboire ». Mais j’ai à peine tourné les talons que j’entends ses « patrons » l’appeler et l’admonester. Je n’avais pas remarqué qu’ils m’avaient vu en train de lui faire ce cadeau. Je ne suis pas sûr qu’il en aura vraiment profité et je me demande même s’il avait une quelconque idée de ce que cela représentait. Finalement, je vais jusqu’à m’interroger sur mon geste et sur le déséquilibre que, peut-être, je crée en versant la moitié du prix d’une nuit à ce « groom-bonhomme de ménage » qui avait pourtant largement mérité cette récompense (lorsque, par exemple, du haut de ses un mètre vingt et quelques, il n’avait pas hésité ce matin à charger mon lourd sac sur son dos pour aller d’un pas chancelant le mettre de côté, portant sans rechigner ce fardeau qui l’écrasait pour gagner sa vie comme d’autres garçons de son âge portent des sacs de minerai sur leurs épaules dans certaines régions du monde pas très lointaines...).

Je suis dans le bus qui vient tout juste d’arriver de Quito et repart aussitôt. Le temps est couvert, il pleuvasse même, mais ça n’a aucune importance car ça y est ! je vais bientôt m’enfoncer vers l’inconnu, l’étrange, l’imaginaire... la forêt vierge ! Nous avons à peine fait quelques kilomètres dans la direction de la capitale que le véhicule s’arrête déjà... Aïe ! Qué pasa ? J’attends. Nous attendons tous. Cinq minutes. Le chauffeur ne descend pas du bus, le problème ne doit pas venir de lui. Les voitures derrière nous s’arrêtent aussi. L’agitation commence à monter à l’intérieur du véhicule, les gens s’impatientent. Dix minutes... Toujours rien, mais je comprends qu’il y a des allées et venues entre les véhicules car le chauffeur s’adresse par la fenêtre à d’autres personnes. Le problème est de taille, apparemment. Une bonne vingtaine de minutes se sont écoulées, et maintenant les gens ne tiennent plus en place, ils veulent descendre pour voir ce qui se passe malgré la pluie de plus en plus forte. Moi, je préfère rester au chaud et bavarder avec les passagers derrière, m’apercevant qu’il y a notamment deux filles très charmantes accompagnées d’un jeune homme. J’apprends qu’elles sont suisses et étudient l’espagnol en immersion totale pendant quelques mois dans ce pays. Lui est équatorien, les a rencontrées à Quito, les accompagne pour le week-end à Baños, étant visiblement le petit ami de l’une d’elle. Staline (c’est le nom qu’il m’a donné ; cependant, cette orthographe m’est dictée par le poids de l’histoire...) est la personne qui s’est présentée hier à moi, un peu éméchée, lorsque j’ai frappé à la porte de la chambre d’où s’échappait la musique... Nous en rigolons maintenant et je comprends mieux l’agitation : « un garçon, deux filles, trente-six possibilités ! » Ah ! le petit veinard...

Bien, les présentations sont faites mais le bus est toujours au point mort. Les discussions m’apprennent que tout le monde est bloqué à cause... d’une coulée de lave sur la route ! C’est proprement incroyable : le bus est passé par là vers cinq heures, et quinze minutes après la route est coupée ! Des deux côtés de l’écueil infranchissable, des véhicules sont arrêtés. Cela fait presque une heure que nous sommes au point mort, je commence à m’inquiéter pour ma « correspondance » de ce soir, même si j’ai encore beaucoup de marge. Une solution est bientôt trouvée : nous allons changer de bus pour en en prendre un autre, situé de l’autre côté de la coulée, qui fera demi-tour et repartira vers Quito. Nous sommes nombreux car plusieurs compagnies partaient à la même heure ; tout le monde est sorti avec ses affaires pour se diriger vers l’obstacle sous la pluie battante. Je comprends mieux pourquoi les véhicules ne pouvaient passer. Un petit monticule d’une cinquantaine de centimètres de hauteur et de forme arrondie s’étale sur deux bons mètres en travers de la route. Au sommet est creusée une espèce de rigole dans laquelle un torrent de boue s’écoule avec une vitesse et une force qui imposent le respect. Je n’ai pas envie de tomber dedans... Le transbordement s’organise ; il faut trouver le moyen de franchir cette chose qui nous barre la route et il n’est pas question d’essayer de sauter par-dessus, même avec un peu d’élan ! Dès qu’une planche est mise en travers de la coulée, les gens commencent à passer de l’autre côté. En fait, ceci est possible car il ne s’agit pas de lave incandescente : nous pouvons marcher sur cette boue compacte, aucune chaleur ne s’en dégage à proximité. Des femmes et des enfants pleurent cette épreuve qui leur parait difficile. Il est vrai que la chute pourrait être dangereuse, surtout avec ce torrent fougueux. Heureusement, des deux côtés, tout le monde s’entraide pour traverser, et finalement je parviens sans trop de difficulté à rejoindre un bus qui va bientôt partir. Mes compagnons d’infortune sont là eux aussi (elles aussi...), mais nous sommes séparés dans le véhicule entièrement plein : Sandra est devant, sur un siège à la droite du conducteur. Tant pis... J’ai expliqué à Staline que je partais pour une expédition de quelques jours, devant trouver un bus pour Lago Agrio>span> au cas où je ne rencontrerais pas Sonia ce soir. Il me répond, dans un anglais assez convenable, que lui aussi joue parfois les guides dans la forêt pour une agence, malgré son jeune âge (il n’a que dix-huit ans). Son apparente simplicité – j’oserais presque dire son ingénuité – et surtout son alacrité me surprennent un peu dans ce pays qui, pour l’instant, ne m’a fait goûter qu’à la morosité. Le bonhomme m’assure qu’il m’aidera dès notre arrivée à Quito. Pour l’instant, nous avons au moins deux heures de retard sur l’horaire. La nuit et la pluie battante vont encore ralentir notre progression. La conduite exige du chauffeur une attention soutenue à cause des conditions extérieures difficiles, de l’état des routes et des véhicules. Mais pour moi, le trajet va se faire tout doucement. Je somnole à moitié ; je me sens bien car je suis au chaud et je sais que nous roulons ; je vois le danger venir d’en face à chaque instant, mais j’ai confiance... Finalement nous arrivons dans la gare de Quito un peu avant l’heure fatidique. Je m’empresse de sortir pour partir à la recherche de Sonia qui doit m’attendre près des bus en partance pour Lago. Je dis au revoir aux deux Suissesses (elles doivent aller faire un saut au Pérou dans quelques semaines : peut-être nous reverrons-nous ?), et Staline m’accompagne dans les couloirs pour trouver mon bus. Il me donne son numéro de téléphone et me demande de l’appeler impérativement dès mon retour de la jungle afin que nous nous revoyions, ce que je lui promets de faire, sauf événement fortuit de dernière minute. Dans ce pays, je viens de m’en rendre compte, il ne faut jamais négliger l’imprévu...

Je ne trouve pas Sonia ; je décide alors de m’embarquer dans l’un des derniers bus qui vont partir pour ma destination. Je suis sur le quai, j’explique que je cherche quelqu’un et je regarde dans tous les sens tandis que le chauffeur et son « assistante », une femme qui se charge des billets, me pressent de monter car le départ est imminent. Peut-être ont-ils peur que je prenne une autre compagnie car la concurrence est féroce dans le pays. Et lorsque j’aurai à payer mon ticket un peu plus tard, on me demandera soixante-dix mille sucres au lieu des quatre-vingt mille prévus, comme si le fait d’être monté à la fin avait joué en ma faveur... ?

Le voyage est très agité. Durant tout le trajet, les hurlements qui proviennent de la radio du « poste de pilotage », la pluie qui s’infiltre à l’intérieur et les soubresauts du bus qui danse une salsa endiablée sur la piste visiblement non goudronnée me font passer une nuit peu agréable. La musique populaire équatorienne (je ne parle pas de la musique traditionnelle), c’est la salsa, jouée à grand renfort d’instruments modernes. Le tube du moment, que j’entendrai une bonne dizaine de fois durant mon séjour dans le pays, doit chanter les bienfaits de la bière : les seuls mots que je comprends sont « una cerveza, una cerveza... », répétés à satiété durant trois minutes... Je déplie mon duvet car il fait frisquet bien que nous ayons perdu un peu d’altitude.

J’aurai à passer deux contrôles militaires dont un en pleine nuit : identité, vérification du passeport, objet de la visite, etc., tout est consigné sur un petit cahier d’écolier par deux jeunes plumitifs, probablement des appelés, à la lumière d’un lumignon, dans une guérite-paillotte qui ferait rougir de honte les militaires français déclarant manquer de moyens...


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