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Samedi 12 février 2000

Nous arrivons à Lima vers six heures trente. La première impression n’est pas encourageante, avec les bidonvilles aperçus en pagaille sur la falaise au bord de la rivière. J’avais préparé mon passeport, croyant encore le guide (que je suis naïf...) avertissant qu’il faut « avoir toujours son passeport à la main quand on entre dans Lima en car il y a des contrôles de police pour toutes les compagnies ». J’ai dû voyager en hélicoptère sans m’en rendre compte... Je continue d’effeuiller joyeusement ce bouquin qui s’orne d’un titre un peu pompeux (« guide de voyage »), arrachant les pages des villes traversées pour les jeter une fois parti. C’est le seul avantage concret que je trouve pour l’instant au livre : il devient moins lourd à mesure que mon voyage progresse !

Aujourd’hui, il va prendre un nouveau tournant un peu dramatique pour moi, ce voyage. Arrivé à la gare routière, je sens mon ventre gargouiller. Je ne suis pas très bien et je file aux toilettes pour me rendre compte que j’ai attrapé une petite turista. J’essaie de me souvenir ce que j’ai pu manger qui aurait provoqué cela : le repas dans le restaurant hier, avec la chicha ? J’avais déjà un mauvais pressentiment en arrivant à Lima ! J’avais surtout projeté de faire un tour à Callao – ce port où Tintin et le Capitaine Haddock enquêtent sur la disparition du Professeur Tournesol – histoire d’essayer de retrouver l’ambiance de la BD. Tant pis ! Je vais poursuivre mon voyage, d’autant qu’il paraît que pour trouver un endroit vraiment convenable dans cette ville, il faut se déporter vers un quartier excentré. J’ai fait un rapide tour dans les environs qui ont l’air jolis mais, une fois de retour dans la gare, je ne tiens plus à trop m’en éloigner car il paraît que l’endroit n’est pas du tout sûr. D’ailleurs, je vais retrouver sur un côté de mon sac une espèce de crème qui ressemble à s’y méprendre, texture et odeur, à de la mousse à raser. Ce serait une technique bien connue des voleurs pour inciter le touriste à poser son sac à terre afin de mieux le lui faucher. Je n’ai pas vu mon barbier commettre son forfait, et seule la personne qui est derrière moi aurait pu le faire. Cependant, si c’est elle, je ne comprends pas trop la manœuvre car une grosse grille métallique, par laquelle un enfant ne pourrait même pas passer sa tête, nous sépare...

Je prends un billet pour le prochain départ vers Nazca, ville située encore plus au sud. Le voyage est assez éprouvant à cause de la chaleur. Toute la côte péruvienne est un très long désert de sable et de cailloux avec, de temps à autre, une oasis de verdure. Le bus prend son temps, fait de nombreux arrêts qui permettent aux vendeurs à la sauvette de proposer des rafraîchissements, des fruits, des glaces ou des yaourts (la fraîcheur !), voire des petites barquettes composées de viande et de légumes. Les transactions se font dehors lorsque l’arrêt dure assez longtemps, par les fenêtres du bus pour les fainéants, ou bien ce sont les vendeurs qui montent et circulent dans le véhicule en annonçant haut et fort leurs produits. C’est un véritable marché grâce auquel doivent (sur)vivre pas mal de gens.

Vers midi, alors que nous faisons un arrêt dans un grand restaurant-paillote, je constate avec horreur (ne lisez pas ce qui suit avant d’aller manger) que ma diarrhée est devenue sanglante. Je commence à être vraiment inquiet, d’autant que le guide est plutôt alarmant. D'après lui, il faudrait que je consulte de toute urgence. Consulter quoi, dans ce pays ?! En route pour Nazca, j’hésite à poursuivre mon chemin jusqu’à Arequipa, la deuxième plus grande ville, où je pourrais éventuellement trouver de l’aide, au cas où.

Je vais finalement m’arrêter à Nazca comme prévu car je ne me sens pas malade, et je veux éviter de paniquer à la « moindre » alerte. En tous les cas, je décide de ne pas manger local pour le moment : je ne pense pas qu’il soit bon d’ingérer quelque chose qui passerait mal à nouveau. Je me contente de barres chocolatées, de pain et de biscuits. Durant la deuxième partie de ce voyage, presque trois heures, je dois partager mon siège avec une fillette dont la mère est ma voisine. Heureusement que je ne suis pas trop gros, et elle non plus ! L’enfant a une réaction tout à fait surprenante, à laquelle je ne m’attendais pas du tout, lorsque nous passons devant un panneau publicitaire ventant la boisson nationale ; elle s’exclame en le voyant : « Inka Cola ! Inka Cola ! » et elle aura droit à une bouteille au prochain arrêt. Cela me rappelle, aux États-Unis, cet enfant qui buvait sa dose de Coca à chaque pause...

La ville de Nazca est située sur l’immense plateau désertique du même nom. Dès mon arrivée, je suis assailli par deux ou trois placeurs venus chercher les touristes pour les amener dans leur hôtel. J’accepte d’en suivre un qui me vante une offre alléchante, mais je m’aperçois, une fois à l’intérieur du « palace », que les prix ont littéralement flambé entre le moment où l’homme m’a (ac ?)cueilli à la descente du bus et celui où nous rencontrons le patron... Alors, ne cédant pas un pouce sur le « terrain des négociations », je pars à la recherche d’un endroit moins onéreux. Cette petite marche m’a permis de me retrouver dans le centre, c’est toujours cela de gagné.

Ayant trouvé un lit pour la nuit, je vais rendre visite aux agences qui proposent un survol en avion des fameuses Lignes de Nazca. La concurrence est féroce et la saison creuse, ce qui permet d’obtenir un rabais et de ne payer que trente-cinq dollars au lieu des cinquante prévus (par le guide). Je tombe sur un responsable connaissant un peu le français. Sa connivence et son accueil chaleureux ne dissimulent pas vraiment le fait qu’il est plus intéressé par mes sous que par moi-même. Certes, je comprends bien qu’il essaie de gagner sa vie en me vendant son produit, mais c’est vraiment très agaçant cette impression que l’on me caresse dans le sens du poil, et la flatterie excessive qui l’accompagne, chaque fois que l’on veut me soutirer – honnêtement – un peu d’argent.

Ma diarrhée n’est pas violente, mais toujours colorée... Pour me soigner, je prends quelques médicaments antidiarrhéiques et je mange un peu de riz dans une gargote. Je ne me sens toujours pas malade, je n’ai ni douleurs abdominales ni nausée ; je suis juste un peu « dérangé » au niveau des intestins comme on dit. Je verrai l’évolution que prend mon mal demain matin et j’aviserai. J’irai consulter s’il n’y a aucune amélioration.

Dimanche 13 février 2000

Dès le lever, je constate que je vais mieux, même si j’ai toujours un peu la colique. Je me sens plus rassuré par l’évolution « naturelle » qu’elle prend. Je vais donc, d’un pas alerte, au point de rendez-vous pour attraper un microbus de l’agence dans laquelle j’ai réservé une place à destination de l’aérodrome. Il n’est pas encore huit heures et déjà deux ou trois vols de vingt minutes ont eu lieu car après neuf heures, l’air est trop chaud et les conditions de visibilités deviennent très mauvaises. Ce sont des avionnettes qui nous emmènent là-haut. Pour une fois, mon guide a vu juste et son conseil est avisé : heureusement que je n’ai rien mangé avant le vol. Contrairement aux gros avions avec leur cabine pressurisée, ici on sent bien les virages et les diverses accélérations qui appuient sur la cage thoracique, font tourner la tête et remuent l’estomac. Surtout que le pilote semble prendre un malin plaisir à faire virevolter son engin en chahutant ses passagers... Vu du ciel, le spectacle, sans être exceptionnel, n’en est pas moins intéressant car il fait découvrir ces immenses lignes, dont la rectitude ferait pâlir les plus honnêtes politiciens français... Elles ne sont pas formées par des sillons creusés dans le sol mais par des milliers de pierres entassées sur plusieurs kilomètres de long. De là-haut, il est assez facile de réaliser des photos, alors je mitraille. Je ne regrette pas la balade, néanmoins, je suis certain que j’aurais pu m’en passer. Au moins, à mon retour je pourrai dire (orgueil !) : « Oui, je l’ai faite»... Pour en savoir plus sur ces lignes, j’essaierai d’assister ce soir à cette conférence organisée par la fille adoptive de Maria Reiche (la scientifique allemande – mathématicienne de formation – qui a voué sa vie à l’étude du site) dont parle le bouquin.

Pour l’heure, je reviens en ville et mange un peu. À midi, je reprends un peu de riz dans un restaurant chinois – et oui ! il y en a, et plus d’un – où le patron est fier de me montrer des photos de son fils cycliste courant sur les routes de France, et d’autres de Paris (« Ah ! Paris... ») qu’il est allé visiter pour l’occasion. Encore du riz, je ne sais pas si c’est judicieux, mais je n’imagine pas manger autre chose pour le moment car je ne suis pas sûr d’être entièrement tiré d’affaires. Dans l’après-midi, j’entre dans une officine et j’explique mon problème au pharmacien. Il ne semble pas plus inquiet que cela. Il me dit que mes tracasseries sont peut-être dues à la chaleur... Il me propose des médicaments pour éviter la déshydratation, mais j’ai déjà tout ce qu’il faut. Je pense que maintenant ça va aller. Je suis un peu en colère contre le guide (une fois n’est pas coutume) car je le trouve vraiment trop alarmiste. D’un autre côté, je me dis qu’on ne peut pas trop lui en vouloir sur ce point car il s’agit de la santé : mieux vaut sans doute être trop prudent que pas assez...

Je vais passer une bonne partie de l’après-midi à tuer le temps. J’ai fait l’attraction touristique principale du coin et pour « voir » autre chose, il me faudrait prendre un taxi ou payer encore une agence. Mais avec la somme déboursée hier, j’estime que c’est déjà pas mal pour la région. Je lis un peu sur la place où tout le monde fait sa sortie du week-end, avant de me décider à aller me promener vers le sud en direction d’une colline grisâtre un peu en retrait derrière le village, car il paraît qu’on peut apercevoir les lignes depuis un certain endroit surélevé derrière la ville et je ne vois que celui-ci dans les environs. Je m’aventure donc dans une... rue ? enfin, dans un chemin mal défini des deux côtés duquel des... maisons ? enfin, des ruines de maisons, sont posées. Je marche depuis cinq bonnes minutes dans cet endroit (suis-je encore dans la ville ? dans une ville ?) quand j’aperçois sur ma droite un bâtiment flambant neuf. La porte étant grande ouverte, je pénètre dans ce lieu intrigant apparemment désert. J’y trouve d’abord les toilettes les plus propres que j’ai vues en Amérique du Sud depuis trois semaines que je m’y promène. Puis dans le couloir, je croise des gens qui sortent d’une salle et me saluent très cordialement d’une poignée de main. Qui vois-je enfin arriver derrière eux ? Deux jeunes occidentaux qui arborent toujours sur la chemise blanche de leur costume cravate un badge indiquant leur nom : des missionnaires mormons ! Je suis donc dans une église mormone, appartenant à la fameuse Église des Saints des Derniers Jours que j’ai appris à mieux connaître à Salt-Lake City. Je les aurais cherchés partout dans ce pays si porté par la religion chrétienne, mais jamais dans cette ville perdue au milieu du désert, et pas dans cette ruelle poussiéreuse et si loin de tout... En tous les cas, je comprends beaucoup mieux la richesse du lieu qui détonne avec le reste du quartier.

Je continue ma promenade vers cette colline dont je me suis fixé le sommet comme but. Arrivé à son pied, je constate qu’il y a là des ruines assez importantes, environ trois cents mètres de longueur par une cinquantaine de large, mais aucune explication, ni sur place, ni dans le guide. J’escalade ce qui ressemble à des petites montagnes volcaniques à cause des pierres gris foncé les recouvrant. Il y a un chemin grâce auquel j’atteins le sommet assez rapidement, mais je reste prudent dans ma progression car une chute pourrait se révéler dangereuse, surtout que je suis maintenant assez loin du village et sans aucun moyen de communication. La vue sur le plateau ne tient pas les promesses que je m’en étais faites de loin, et l’horizon se couvre de gros nuages qui me font craindre une averse prochaine. Je décide donc de rentrer sans trop tarder, d’autant que le soleil a disparu et la température baisse.

De retour sur la place principale, je constate qu’il y a de plus en plus de monde, des parents qui promènent leurs enfants, des badauds, des touristes qui se reposent sur un banc comme moi, des cireurs de chaussures qui sont moins actifs qu’en Équateur et ne cherchent pas à tout prix (enfin...) à cirer mes chaussures en toile... À ma droite, une statue dédicacée à la mémoire de Maria Reiche rappelle à la mienne que je vais bientôt aller écouter la conférence donnée chaque soir par sa fille adoptive aux touristes de passage.

La nuit étant tombée, je vais chercher mon sac dans l’hôtel qui avait accepté bien naturellement de le garder pour la journée. Dans les rues, je suis guidé par des panneaux à une adresse qui ne ressemble pas du tout à ce que laissait imaginer le guide quand il parlait d’un hôtel « chic » dans lequel les conférences devaient avoir lieu. Ou je ne suis pas au bon endroit, ou ils n’ont pas non plus visité Nazca : ça commence à faire beaucoup ! En tous les cas, si la première proposition est la bonne, je ne suis pas le seul à me faire avoir car je pénètre bientôt dans une pièce d’une vingtaine de mètres carrés au toit recouvert de paille et au sol poussiéreux, contenant entre autres une grande maquette représentant le plateau de Nazca posée sur une table basse, ainsi qu’un banc sur lequel une dizaine de jeunes routards du monde entier sont déjà assis. Je suis accueilli d’abord par les aboiements d’un chien, puis par sa maîtresse qui s’empresse de le faire taire en me souhaitant la bienvenue et en m’invitant à m’asseoir. La femme, assez âgée, a l’air exténuée mais s’agite un peu dans tous les sens. Dans un anglais tout à fait correct, elle commence la « conférence » en nous expliquant la situation des lignes, les hypothèses émises à leur sujet, le travail initial de Maria Reiche et les travaux actuels, tout en s’aidant de la superbe maquette artisanale pour nous faire mieux comprendre ce qu’elle raconte. Son discours est entrecoupé par les cris du chien qu’elle essaie de faire taire en s’adressant à lui comme s’il était un être humain, peut-être son unique compagnon. Elle ferait plutôt penser à une vieille folle inspirant la pitié si son discours n’était aussi intéressant. De ce que j'ai cru en comprendre, elle n’est pas l’une de ces adeptes de la piste extra-terrestre qui expliquent l’origine mystérieuse des lignes avec des ovnis, mais se place dans une perspective scientifique apparemment plus rigoureuse et nous esquisse le travail qu’elle mène actuellement avec des géologues du MIT – le Massachusetts Institute of Technology, une célèbre université américaine – sur une hypothèse combinant archéologie, hydrologie et géologie... La situation qu’elle dépeint est alarmante : très peu ou pas d’aide du gouvernement ni de l’UNESCO (alors que le site est bien entendu classé Patrimoine Mondial de l’Humanité...), et encore moins de la ville qui, pourtant, gagne énormément d’argent avec le tourisme généré par les lignes. Celles-ci s’abîment de plus en plus, s’effacent car elles ne sont pas entretenues et menacent de disparaître si rien n’est fait. Les conditions dans lesquelles elle vit semblent confirmer cette carence de moyens. Je la sens fatiguée, à bout, et – j’espère me tromper ! – un peu désespérée. C’est comme un appel au secours qu’elle nous lance, essoufflée par la lutte quotidienne et le mépris qu’elle nous décrit, pour ces lignes de pierres qui sont sa seule raison d’être. Nous la quittons après lui avoir donné les quelques dollars qu’il était convenu de lui verser. Bien maigre butin. Est-elle bien la femme que j’étais venu voir ? Je pense que oui, mais ne pars pas plus rassuré pour autant...

Il est environ neuf heures et je me dirige vers la rue où les compagnies de bus ont leur agence. Je n’ai pas vraiment le choix car il y a peu de départs pour Arequipa ce soir, alors je prends mon billet dans la première qui me paraît honnête. Je mange dans une gargote du coin où, ayant trop peur d’avaler quelque chose que mon estomac encore fragile ne pourrait supporter, je commande encore du riz. Aïe ! Deux fois, ça lasse, trois fois, ça casse ! Les conséquences seront terribles... Revenu dans le local de la compagnie pour tuer le temps, je regrette pour la énième fois de ne pouvoir communiquer avec les gens présents pour parler de leur travail et de leur vie dans ce pays et dans cet endroit si particulier.


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