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Mardi 28 septembre 1999

« Passport, please... » Encore tout endormi, j’arrive néanmoins à présenter mon petit livret bordeaux qui s’enrichit d’un nouveau coup de tampon à chaque passage de frontière. L’homme l’inspecte : « Ah ! français... » et commence à tourner les pages, semblant chercher quelque chose qu’il ne parvient pas à trouver... Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ça s’annonce mal. Il me demande où est mon visa. Hein ?! Quel visa ? Il me dit que je ne peux pas entrer en Roumanie sans visa (tout cela en français). Je tente bien de lui expliquer que je ne fais que passer, que je me rends en Bulgarie, mais je comprends vite que je devrais avoir un visa de transit pour traverser le territoire. Je suis gêné, ne sachant que faire, me doutant bien que je vais avoir des problèmes. Le douanier me demande de patienter quelques instants et sort discuter avec un de ses subordonnés. Je change d’interlocuteur : c’est un jeune sbire en uniforme qui prend le relais et s’assoit à côté de moi sur la banquette. Il commence à m’expliquer, dans un anglais très peu formalisé, tout en sortant un carnet et en écrivant quelques mots, qu’il va me faire un papier provisoire que je présenterai à la frontière en sortant du pays, et que je devrai alors m’acquitter du visa de transit à son collègue : vingt-trois dollars. Juste pour pouvoir traverser ! Le coût du voyage augmente subitement de trente pour cent ! Mais je ne suis pas au bout de mes comptes. En me remettant le papier et mon passeport, le jeune affidé me fait comprendre qu’il va s’arranger avec son chef pour que je puisse continuer mon voyage, et qu’il aimerait un petit remerciement pour cela, un billet par exemple... Je comprends ce qu’il veut, et je ne sais pas trop si je dois, ou plutôt si je peux, refuser. Alors j’extirpe de ce qui me sert de porte-monnaie un billet de cinquante francs français, le dernier que je conservais pour « montrer », et je le propose à mon extorqueur préféré. Il fait un peu la moue devant ce bout de papier qui n’a pas la couleur verte qu’il aurait souhaitée... C’est tout ce que j’ai ? Pas de dollars ? Euh... non, désolé, c’est vraiment tout ce que je possède. Ce n’est bien sûr pas vrai : j’ai un gros billet de cent dollars caché quelque part, mais il ne faut pas abuser ! J’ai envie de lui dire que ce n’est pas un billet de Monopoly, et que c’est ça ou rien, mais je pense qu’il vaut mieux faire profil bas. Il s’en contentera ; avec ça, il pourra s’acheter dix paquets de cigarettes ou je ne sais quoi ! J’essaye de rester philosophe : ça n’est pas grand chose, même si le prix du trajet, ou plutôt de la traversée de la Roumanie, vient de subir une nouvelle inflation. Et puis ça fera quelque chose à raconter au retour... Par contre, je suis très mécontent de ne pas avoir été alerté au sujet du visa lorsque j’étais à la gare, car même si ce n’est pas le travail des employés qui délivrent les billets, ils doivent être au courant de ce genre de pratiques. Seraient-il complices et coupables par omission ? Ou suis-je paranoïaque ? De toute façon, je ne suis pas au bout de mes surprises, et le coût de ce voyage va encore exploser avant le passage de la frontière au sud...

Le train s’arrête à Bucarest environ une heure vers midi. Non, je ne pense pas à manger mais plutôt à trouver du liquide pour payer mon visa en sursis. Hier soir, j’ai fait la connaissance d’un couple d’Irlandais que je reverrai quelques jours plus tard en Grèce (le monde est petit !), d’une Bulgare, Petia, jeune étudiante qui revient d’un congrès à Varsovie, et d’un sculpteur japonais, Takemi, vivant au Canada et que j’ai vu monter hier au dernier moment avec tout un barda : un artiste... Je profite donc de cet arrêt salvateur, du moins le crois-je encore avant de descendre, pour aller changer un traveller’s chèque au bureau de change qui doit nécessairement exister dans cette gare. Et il existe, mais à quel prix ! Pour cinquante dollars de valeur, la commission est de... six dollars, soit presque treize pour cent ! Eh ! ce n’est pas bientôt fini ? De toute façon, je n’ai vraiment pas le choix et ne peux discuter : j’ai besoin de ces billets verts si je ne veux pas rester en Roumanie plus longtemps. Je commence d’ailleurs à me demander si je vais en sortir...

L’après-midi avance et la frontière approche. Bientôt la fin de cette aventure que je ne suis pas prêt d’oublier. L’arrêt à la douane va durer assez longtemps. Je suis dans le compartiment avec Petia et Takemi quand un contrôleur entre. Il nous fait remarquer – à la jeune fille et à moi-même – que nos billets ne sont pas valables. Hein !? Qu’est-ce qui se passe encore ? Il paraît que nous n’avons pas de réservation. Des réservations ? Mais j’ai déjà payé un tarif élevé dans la gare de Budapest, et mon billet comprend deux ou trois tickets différents rédigés dans une langue barbare, alors il doit être en règle ! L’employée, hier, ne m’a jamais parlé de réservation, alors qu’est-ce qu’il me chante, lui ? Nous essayons de discuter, mais le contrôleur ne veut rien entendre. Et quand un contrôleur roumain du Trans Balkan Express qui a deux pigeons sous la main ne veut rien entendre, il n’entend vraiment rien et il confisque les billets en disant (je traduis) : « Vous pas en règle, vous descendre à Tchoutchou ! » (Giurgiu est le nom du poste-frontière.) Quoi ?! Descendre à « Tchoutchou » ?? Non mais, il est fou. Et avant que l’on ait pu réagir, le contrôleur s’en va avec nos billets (fin de l’acte 1) tandis que le douanier fait son apparition (début de l’acte 2). Bon, traitons ce nouveau problème, il va falloir négocier ; dans un premier temps, je vais faire l’innocent. Je présente donc mon passeport et le papier qui m’a été remis. Le gabelou, voyant que je suis français, commence à parler dans ma langue. À croire que tous les douaniers roumains sont recrutés sur ce critère ! Il examine le tout attentivement et sent bien qu’il manque quelque chose. Ah bon ? vous êtes sûr ? Il retourne le papier, lit l’inscription au dos, puis me parle des vingt-trois dollars. Ah ! les vingt-trois dollars ? bien sûr que je les ai, les voilà... Je n’essaie pas de discuter car je pense surtout à nos billets partis en promenade dans le train. Je verse donc la somme exacte (il vaut mieux lui éviter d’avoir de la monnaie à me rendre) et j’en profite pour lui expliquer que le contrôleur est parti avec nos billets. Alors le douanier prend l’argent et commence à me questionner pour savoir si j’ai d’autres papiers sur moi : permis de conduire, carte d’identité ? Bien sûr que j’ai tout cela, mais je réponds par la négative. Le bougre insiste, et je sens bien que je ne dois pas céder, ayant bien peur de ne pas les revoir si je les lui confie. Alors il me dit : « Très bien, attendez ici, je vais revenir. » Le problème, c’est qu’il emporte mon passeport avec lui. Eh ! Pas mon passeport, j’en ai besoin ! « Pas de problème, pas de problème, je reviens. » Et voilà que le douanier s’en va avec mon passeport, mais cette fois il part dans la direction opposée au contrôleur : nos billets dans un sens, mon passeport dans l’autre ! Je vois déjà mon nom venir s’ajouter à la longue liste du martyrologe des voyageurs disparus dans les contrées sauvages d’Europe de l’Est...

Je décide de partir à la recherche des titres de transport : il faut absolument les retrouver dare-dare car le voyage continue de l’autre côté de la frontière, enfin si nous parvenons à la franchir. Je place un peu d’argent dans la poche de mon jean pour éviter d’avoir à sortir mon « portefeuille » au cas où... Trois wagons plus loin, je retrouve le contrôleur indélicat. Il m’explique encore que nous n’avons pas de réservation et malgré mes protestations, il me réclame trente dollars pour récupérer mon sauf-conduit pour Sofia et celui de Petia, affirmant que c’est le prix de la réservation (Takemi nous a dit qu’il en avait bien payé une à la gare : environ un dollar...). Je fouille dans ma poche et je sors douze dollars en lui disant que c’est tout ce que j’ai, et que je ne peux vraiment pas donner plus. Il hésite, puis prend l’argent et me redonne les billets en me disant que c’est bon. Je le remercie bien sûr très chaleureusement et je m’enfuis en le maudissant. Ouf ! Je redonne son billet à Petia et je dois maintenant m’occuper de mon passeport. Je n’ai pas d’autre choix qu’attendre patiemment. La tension ne se relâche pas. La délivrance ne va toutefois pas tarder : j’entends bientôt dans le couloir une voix demander : « Français ? Français ? » et le douanier apparaît en me rendant mon passeport. Tamponné, en règle, et il me souhaite bonne route. Ça y’est, c’est fini. Le train repart presque aussitôt et nous le voyons s’approcher d’un grand pont. Petia me dit que de l’autre côté on est en Bulgarie. Je sens qu’on est – enfin – sur la bonne voie. Mais nous ne serons vraiment rassurés qu’une fois le fleuve franchi. Le passage de la frontière du côté bulgare se passe sans problème : le douanier, un jeune homme d’une probité à toute épreuve, fait son travail consciencieusement. Nous sommes sauvés...

Takemi et moi descendons du train à Sofia à dix heures trente. Petia nous a quittés quelques heures auparavant car elle habite dans le Nord. La sœur d’un de mes amis doit m’attendre à la gare, si tout a bien été organisé. Mais ce n’est pas le cas semble-t-il, et la gare fermant à onze heures, il va falloir chercher un endroit pour dormir. C’est ainsi que nous nous mettons en quête d’un hôtel dans une ville inconnue et déserte à cette heure avancée. Cela ne m’effraie pas car après la folle journée que je viens de vivre, ce ne sont pas quelques hypothétiques malfrats bulgares qui vont me faire peur. Nous prenons même le luxe de boire un rafraîchissement dans un mini-bar encore ouvert à cette heure avancée. La nuit dans un hôtel un peu sordide mais abordable sera calme.


Épilogue personnel sur la Roumanie : il ne faut pas hésiter à y aller ! Il paraît que c’est très beau. En tous les cas, les paysages traversés en train étaient prometteurs, les gens dans le train très gentils. Que ma mésaventure ne freine pas les éventuels candidats au voyage. Il faut simplement prendre quelques précautions que j’ai négligées par manque d’informations, mais je n’ai jamais été réellement en danger (j’entends : bien moins certainement que dans certains trains de banlieue parisienne...). Ma traversée aurait été bien plus agréable, et bien moins coûteuse – mais ce n’est que de l’argent après tout –, si à la gare de Budapest on avait été un peu plus prévenant... La prévarication généralisée à l’Est est un fait bien connu. Le noter dans un coin de son carnet de bord lorsqu’on se rend dans cette direction est un simple bon sens. Et puis un horrible doute s’est installé en moi. Le dernier douanier qui me demandait une pièce d’identité n’avait peut-être pas les mauvaises intentions que je lui prêtais. Voulant s’assurer de l’identité d’un jeune routard qui n’était pas en règle, il avait des raisons d’être prudent. Peut-être ?... Simplement, comme disent les Américains : « Take care ».

Mercredi 29 septembre 1999

Oh ! que la circulation est difficile dans Sofia. La ville, cependant, est très agréable, bien plus que Budapest. Je remarque tout de suite ces petites échoppes à ras de terre : les produits sont présentés dans la fenêtre d’un large soupirail ou à côté sur le trottoir et on donne l’argent au vendeur situé « dans la cave ». 

L’après-midi, je vais visiter la très belle et très célèbre église Alexander Nevsky. À la sortie, je suis poursuivi par une petite fille « un peu mendiante » qui montre du doigt un porte-clefs en forme de dauphin rempli d’eau colorée et accroché à mon sac. Je pense qu’elle aimerait bien que je le lui donne. Je montre à mon tour l’objet en lui adressant un signe de tête interrogateur signifiant pour moi – cette précision est importante : « Tu veux cela ? » Et je suis surpris de la réponse de la jeune Bulgare : elle commence à secouer frénétiquement la tête de gauche à droite et de droite à gauche avec un large sourire. Je réitère mes gestes plusieurs fois pour obtenir la même réponse « négative », lorsque me revient soudain en mémoire une conversation avec mon ami bulgare. Il m’expliquait que dans son pays, bouger la tête comme est en train de le faire la jeune fille signifie « oui », et que « non », bien sûr s’exprime en levant et baissant la tête alternativement. La précision dont je parlais un peu plus haut est donc fondamentale : nos évidences ne sont bien souvent que des conventions, et l’étranger n’a pas nécessairement adopté les mêmes. Cela ne doit-il pas nous inciter à un peu plus de prudence dans nos attitudes dominatrices, et plus généralement nous faire réfléchir sur le sens de nos « valeurs » ?

Je vais passer les deux nuits qui viennent chez la sœur de mon ami. Malheureusement, elle n’a pas été prévenue à temps hier et je me sens un peu mal à l’aise lorsque nous nous installons à table. Cependant, je n’oublierai jamais les facilités, généreusement offertes, dont j’ai bénéficiées dans ce pays qui n’est pas le plus riche de cette partie de l’Europe, et je remercie vivement cette famille pour son accueil amical. Surtout qu’après pas loin de deux semaines de voyage à manger un peu tout seul, un peu pas du tout, ces trois vrais et délicieux repas « en famille » m’ont permis de repartir sereinement1.

Jeudi 30 septembre 1999

Je poursuis ma visite de cette ville intéressante que j’apprécie réellement beaucoup. L’atmosphère y est plus décontractée et plus calme qu’à Budapest ou même Prague. Je visite l’église orthodoxe russe, puis la bibliothèque, et me promène dans les rues du centre. Par contre, je me fâche tout rouge dans la gare quand je vais acheter mon billet de train pour poursuivre mon voyage, car le personnel n’est vraiment pas accueillant et ouvert. Sur un écriteau, on peut lire le mot « information » écrit en quatre ou cinq langues différentes, dont le français et l’anglais, mais aucun des employés ne comprend la langue de Molière, et celle de Shakespeare passe très, très mal. On m’envoie d’un bureau à un autre trois fois de suite sans que je parvienne à obtenir la moindre information. Heureusement, je m’adresse à une employée de l’agence Wasteels qui se trouve dans la gare, et peux finalement acheter un billet pour poursuivre mon voyage. Et cette fois, je n’oublie pas de m’assurer que la réservation est bien comprise dans le prix, histoire qu’on ne veuille pas me faire descendre au poste frontière bulgaro-grec !

Vendredi 1er octobre 1999

Je fais un dernier tour dans Sofia. Après avoir chaleureusement remercié la famille qui m’a accueilli, je me dirige vers la gare pour prendre le train à dix heures trente pour Thessalonique. Il s’agit en fait de la fin du Trans Balkan Express qui m’avait déposé là trois jours plus tôt à la même heure. Les rues du quartier que je traverse à pied sont très sombres : très peu de lampadaires (des infrastructures à développer caractérisent ces pays encore « en développement »), mais je suis serein, il ne fait pas trop froid et je n’ai aucune inquiétude durant le voyage jusqu’à la gare. Dans le train, je peux de nouveau profiter d’un compartiment pour moi tout seul. Pratique car j’ai des habits à faire sécher. Quelques chaussettes prendront ainsi place sur le rebord de la fenêtre et seront sèches en moins de deux heures, grâce à l’air frais de Bulgarie ! La nuit se passera sans encombre, mais...



1 Merci à Galia Ourkouzounov et à toute sa famille. En particulier, merci à Atanas, un grand guitariste.
[2007 Atanas s'est définitivement installé en France aux dernières nouvelles que j'ai eues. Il est désormais reconnu comme un guitariste de talent ! Plus d'info : Atanas Ourkouzounov (en anglais).]

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